samedi

Dog Days / partie un



On va d'absurde en absurde. Il y a trois mois, je m’engueulais avec ma mère pour une histoire de pot de cornichons. Je déconne pas. La polémique exacte : quelqu'un (moi) avait laissé sorti un pot de cornichons qui avait passé sa journée au soleil. Absurde. Et hier, je tenais la main de ma mère alors qu'elle rendait son âme.


Mais on va en faire quoi, ma vieille, de ton âme? C'est bien beau, que tu nous l'ai refilé, pendant que je te lisais du Rimbaud et que mon père te disait qu'il était tant que tu lâche. Mais on va en faire quoi? Personne peut l'endurer, ta lumière, on a pas la place pour ta grandeur et ton extravagance, pour ta tendresse et ta justice. J'imaginais toujours que quand tu partirais, j'aurais un vieux mari ou une belle épouse pour me tenir la main, pour me montrer mes gamins et me dire : regarde, toi aussi, t'es une mère géniale. Regarde, tout ce que tu vas leur transmettre, avec moi. Mais hier, j'avais seulement 21 ans, et depuis pas longtemps, aucun mioche à l'horizon et encore moins de fiançailles.


Tu toussais. C'est tellement con, Maman, tu toussais, et on se disait, c'est dingue de tousser depuis si longtemps. Quand t'es parti à l'hosto, on se disait, c'est dingue d'y rester si longtemps. Puis les mots lâchés en désordre, cancer, poumon, ovaire, généralisé, métastases. Acceptation, courage, bataille, résignation, bordel de merde. Ensuite, les espoirs, en vrac, chimio, forces, autonomie, hôpital à domicile. T'étais là, Maman, y'a deux semaines, t'avais retrouvé ton chat et ton canapé, ton mari et ton fils, le micro-ondes capricieux avec le bouton start qui marche une fois sur deux, ta bibliothèque de magicienne savante, l'autographe d'Hugh Laurie dans les toilettes. Et moi, j'étais pas là. Je vomissais sans doute dans une cuvette, ou alors j'écrivais une chanson pourrie.

Mais j'arrivais. Je t'avais trouvé des foulards et un bonnet sympa, pour cacher ton crâne, j'arrivais en pensant qu'on serait devant nos émissions préférées, j'arrivais en pensant que tu serais à table avec nous, pour dire à Val de mâcher la bouche fermée, pour me dire que j'en fais toujours trop. J'arrivais, en pensant que la vie allait reprendre, et le prochain Noël, et le prochain été, et cet amoureux que je devais te présenter.

Et ils ont dit que tu étais trop faible pour une seconde chimio. Ils t'ont renvoyés là-bas, en pneumo. En pneumo, les filles sont belles et gentilles, on te propose du café (y'a même du lait pour les petites tapettes comme moi), on te serre l'épaule doucement, et surtout, surtout, tout le monde t'aimait en pneumo. La favorite du service. Mais ça pue la mort, et moi qui arrivais, j'ai senti la mort partout, partout, jusque dans ma gorge : dans la tienne, le cancer avait déjà pris sa décision. Tu pouvais à peine parler. Mais tu voulais qu'on te raconte, alors j'ai parlé du théâtre et de la socio. Quand tu pouvais plus, tu écrivais. Tu as écris "KK BOUDIN" quand j'ai dis que j'avais aimé Real Steel.

J'avais peur, mais j'avais confiance. Je suis rentrée sur Lyon dimanche soir avec la petite boule là où tu avais mal, en y croyant encore. C'est lundi que mon père a appelé pour le dire, pour le dire enfin, "C'est le début de la fin". Alors je suis venue tenir ta main.

Maman, tu étais pudique et tu étais humble, tu n'aimerais pas lire ce que j'écris. Mais je veux qu'ils sachent, tous, tous ceux que j'aime et tous ceux que je hais, que tu as murmuré "non" quand j'ai pleuré. Quand tu m'as demandé, quand tu m'as demandé, "tu veux que je parte?" jusqu'à ce que je dise oui. Oui, parce que y'a que ton cerveau et ton cœur qui marchent, parce que tu seras plus jamais debout et que tu chanteras plus, même si au fond tu chantais faux. Faut qu'ils sachent que tu me la donnée, ta bague de fiançailles, "pour toute ta vie", pour mon mari que tu connaîtras pas, ou pour ma femme, tu savais même pas ça, que je les aimais, les femmes. Faut qu'ils sachent que t'en pouvais plus mais que t'étais digne, et belle, et que sur ce lit qui puait la mort, tu nous as fait respirer l'amour.

Puis bientôt, il n'y avait plus de murmures. "Elle vous entend, elle vous entend encore" alors mon père te disait qu'il était temps de penser à toi, d'arrêter de t'accrocher pour nous. Qu'il était temps d'être libre. Moi je t'avais déjà tout dit, alors je te lisais Rimbaud, Baudelaire, Verlaine, tous ces cons qui avaient raison et que tu aimaient. Tu as versé une larme.


La suite est encore plus absurde. Tu nous aurais vus, Maman, aux pompes funèbres, en train de choisir une boîte en bois et une urne en résine, j'avais jamais rien vu de plus triste ni de plus drôle. Tout est absurde, tout ne ressemble à rien, et pourtant ça continue sans s'arrêter. Je t'ai choisi une super tenue, tu vas voir, tu vas aimer, et ce collier avec la petite danseuse en perle, et les petites sandales multicolores. Ce sera comme tu as voulu, simple, très simple, même si je tiens à la poésie et à la couleur.


Et après, bah ... après, faudra trier, faudra vendre ou faudra jeter, faudra tout changer ou ne rien toucher. Faudra que je grandisse sans toi. Un jour, je chanterais à mi-voix "Dog days are o-over, dog days a-are done".


Merci à tous ceux qui l'ont connue, et qui savent, comme moi, quelle femme elle était. Une battante, une impulsive, une rêveuse, une révolutionnaire. Elle était parfaite, douce et tendre, tolérante, pleine de valeurs. Elle était imparfaite, colérique et susceptible, trop catégorique. Elle était la meilleure mère que je puisse avoir, pleine de lumières et d'ombres, pleine de souffrances et de courage. Elle m'a appris à être aimante, forte, à tendre la main et à cogner s'il fallait. 


Une pensée me travaille, et elle est stupide. Ce fameux jour, quelque part dans les 11 ans, quand je suis venue te trouver paniquée par ce qui se passait au fond de ma culotte. Après des explications brouillons et des conseils approximatifs, tu as passé une main sur ma joue en disant : "Marie, écoute : à partir de maintenant, tu peux avoir des enfants". Et tu avais l'air très émue. Moi, je m'en foutais parce que j'en voulais pas, parce qu'à l'époque, je voulais être un garçon. Tu les verras pas, ces petits chiards qui te ressembleront tellement. Et le pauvre type, la pauvre nana qui me fera l'honneur de me compléter, aura du mal à calmer mes ardeurs quand je leur dirais "Ecoutez, écoutez qui était ma mère, écoutez qui vous avez dans le sang".





Maman, tu me manques. Je suis triste, et je suis en colère. Maman, tu as 44 ans à jamais, et c'est un âge insensé pour mourir. Mais je sais aussi que tu es en paix. Tu ne croyais pas au Paradis et tu n'avais pas peur du Néant, mais moi je sais. Je sais qu'il y a un long divan confortable, une belle bibliothèque pleine de tout ce qui a été écris depuis toujours. Il y a un petit jardin ensoleillé. Tu manges des M&Ms et il y a des chats qui ronronnent. Il y a un disque de Saez qui passe, ou de Miossec, de toute façon tu as tous les CD du monde à portée de main. Sauf Christophe Maé. A la télé, il y a une série sympa qui commence.




Bon voyage, ma Maman, mon Soleil. 




01/05/1969  -  24/10/2013